
Entretien avec Eve George (avril 2016)
Manuel Fadat : Eve George, vous êtes designer et verrier, formée à l'École Boule et à l'ENSCI les ateliers, vous poursuivez actuellement une formation au Cerfav, et vous m'avez récemment contacté, alors que je n'avais pas encore découvert votre travail, pour évoquer l'étude menée sur le verre et les technologies numériques dans la création contemporaine. Dans votre message initial, vous disiez la chose suivante : « cependant, ce qui m'intéresse à présent, c'est de réfléchir non plus seulement aux possibilités techniques et esthétiques qu'offrent les nouvelles technologies, mais également aux interactions qu'elles peuvent créer pour un artisan d'art ». Point de capiton, flèche tirée, je vous proposais alors de répondre à quelques questions (communes). La question de la rencontre entre verre et technologies est multidimensionnelle, presque en forme de prisme, et doit s'observer de façon complexe. Donner la parole aux créateurs est une des clefs de cette lecture complexe.
Quelles sont les technologies numériques que vous utilisez et pourquoi avez-vous choisi ces technologies ? Si ce n’est pas le cas, êtes-vous intéressée par la question de l'usage des technologies numériques dans l’art en général, des points de vue pratique et théorique, et dans la création en verre en particulier ? Que pouvez-vous nous en dire, de votre lieu ?
Eve George : Je travaille en CFAO (conception et fabrication assistées par ordinateur), c'est-à-dire des machines qui usinent à partir d'un fichier numérique (2D ou 3D). Ces machines peuvent être une fraiseuse, une découpe laser, des imprimantes 3D, ou toute sorte de robot, tout dépend du projet. J'ai été formée au dessin numérique et à la 3D très tôt. C'est devenu mon mode de représentation automatique, avant le dessin manuel. Je travaillais avec ces outils pour prototyper des objets avant de travailler avec le verre. J'y ai eu accès dans mes écoles, et puis dans des lieux participatifs qu'on a appelés peu à peu « FabLab ». Je n'ai pas vraiment choisi ces technologies, elle font partie intégrante de mon métier. J'ai plutôt choisi le verre.
Et puis l'hybridation de ces techniques s'est faite naturellement. J'ai conçu plusieurs moules modulables découpés au laser dans du bois, par un système d'empilement de strates on obtenait une forme que l'on pouvait souffler en verre. L'usage de la fabrication numérique m'a servi à valider le principe, avant de faire fabriquer les moules (en métal cette fois-ci) par une entreprise spécialisée. Le numérique m'a donc d'abord permis d'éprouver des idées avant leur mise en oeuvre définitive.
Le projet sur lequel j'ai travaillé dernièrement utilisait l'imprimante 3D. Je me suis intéressée au moules optiques utilisés en soufflage de verre. Ces outils permettent d'imprimer l'empreinte d'un décor au verre juste avant le soufflage de la forme. Il existe actuellement très peu de modèles de ces moules disponibles sur le marché, et j'avais besoin justement d'en développer un certain nombre.
Je les ai donc tous modélisés sur un logiciel 3D puis imprimés. Les modèles résultant, en plastique, m'ont servi à tirer des plâtres, dans un soucis d'économie, mais on pourrait tout à fait confier ces matrices à un fondeur afin d'obtenir l'outil en bronze. Pour le travail de fonderie ces impressions permettent de sauter l'étape de la réplique de cire : on peut imprimer l'objet à tirer, avec ses éléments de coulée (alimentation, évents, masselotte), et faire une impression 3D-perdue.
Dans ce projet, le numérique m'a permis d'être indépendante vis à vis de l'offre proposée par les fournisseurs, et de m'émanciper des codes esthétiques liés à une certaine tradition verrière.
MF : Pensez-vous que les nouvelles technologies peuvent « enrichir » la création de verre (dimensions esthétiques, artistiques, formelles, plastiques). Que pensez-vous que ça puisse « apporter », « augmenter » : manières de créer, de faire, de penser, de sentir, modification des savoirs faire, des usages ?
EG : Le numérique est, je pense, plus simple à maîtriser qu'une forme d'artisanat (une technique associée à une matière, par exemple). L'apprentissage du corps, pour moi en tout cas, est un travail plus long que l'apprentissage théorique ou logiciel. En ce sens, le numérique offre des perspectives techniques nouvelles à un créateur qui peut décupler son champ d'action grâce à des outils inédits. C'est aussi pour cela que je considère que la CFAO peut devenir un dénominateur commun à tout métier d'art.
Si l'on parle non plus de technologies (et de fabrication), mais de médias numériques, je pense que ces derniers peuvent également avoir un gros impact sur nos métiers. Ils en ont déjà eu un sur nombre de nos habitudes de consommation et de communication. Ces impacts se traduisent pour moi par de nouvelles interactions.
Tout d'abord des interactions avec d'autres créateurs. Lors de la mise au point de mes moules optiques, je suis tombée (via les réseaux sociaux, il me semble) sur les publications d'un souffleur américain fabricant lui aussi ses propres outils, et détaillant les étapes de la mécanique pour y parvenir. J'ai même pu rentrer en contact avec lui pour qu'il me détaille les différences des effets obtenus. Cela m'a économisé beaucoup d'expérimentation et m'a permis d'arriver à mon but beaucoup plus rapidement. Il peut sembler dérisoire d'évoquer ce type d'anecdote, mais avec l'ouverture médiatique d'internet, on commence seulement à dépasser les habitudes qu'avaient les ateliers verriers à dissimuler tous leurs secrets de fabrication.
Sur le web, la mouvance du libre défend une politique de non propriété de la connaissance numérique. Peut-être qu'à l'avenir on trouvera une mouvance similaire des métiers d'art, permettant davantage d'échanges d'un atelier à un autre. Après tout, c'est bien plus que la technique qui fait la singularité de nos activités.
De nouvelles interactions avec le public sont également rendues possible. Dans une perspective de marketing, on peut, de façon non exhaustive, proposer des services de commandes augmentés, offrir au client la paramétrabilité de son objet et avoir une présence commerciale sur des plateformes dédiées. De plus, avec les réseaux sociaux, le pouvoir de publication ne dépend plus d'une hiérarchie quelconque (statut, parcours, titre, etc), mais de l'intérêt du public pour le contenu mis en ligne. La réaction est de surcroît instantanée, ce qui permet d'avoir un retour immédiat sur son travail et sa production. J'ai hâte que l'usage de ces outils digitaux se propage davantage en France et dans le milieu verrier.
MF : Quelles sont selon vous les limites de l'utilisation des numériques dans l'art du verre aujourd'hui ?
EG : Pour ce qui est de la fabrication numérique, peut-être le coût des technologies, et le fait qu'elles arrivent sur le marché de façon progressive. On est parfois limité par l'état actuel de l'avancée technologique. Il devient assez aisé d'imaginer les possibilités qui seront rendues possibles dans les années à venir, on en vient donc parfois à les attendre.
Les limites sont celles que les verriers se fixent aussi. Il y a souvent des débats sur la place du numérique au sein des métiers d'art. C'est avant tout un choix. On choisi de s'en servir, ou pas, comme on peut choisir de travailler avec d'autres matériaux, d'autres entreprises, etc. J'estime qu'il n'y a pas de menace d'une technologie sur une autre tant que chacune d'entre elle véhicule son langage propre.
MF : L'utilisation des technologies devrait-elle être accompagnée, selon vous, d'une réflexion critique sur les technologies elles-mêmes en termes social, politiques, écologique, économique, etc. ?
EG : Bien-sûr, tout comme les techniques « traditionnelles » devraient l'être. L'avantage pour le numérique, c'est que les esprits sont plus propices à questionner ce qui leur est encore inconnu. Il n'en va pas de même pour les pratiques que l'on exerce depuis des années.
MF : Peut-être pouvez-vous citer une œuvre qui vous « touche » plus particulièrement (puisqu’il est question d’affect) qu’une autre dans celles qui font se rencontrer verre et technologies numériques (peu importe la forme, qu'il s'agisse de conception et fabrication numériques ou de combinaison entre « verre » et « technologie » numérique) ?
EG : La recherche menée au MIT sur l'imprimante 3D à dépôt de fil de verre (Glass 3D Printing, G3DP) m'a beaucoup intéressée. Après le défi expérimental que s'était lancé Markus Kayser dans le désert, G3DP devient un processus dans lequel on se projette réellement.
Ce qui me plaît dans ce projet c'est à quel point le résultat (esthétique) de cette technologie demeure propre à cette dernière : on voit le filament de verre déposé de strates en states pour créer une forme. La surface de l'objet créé porte en elle les caractéristiques de sa mise en oeuvre. Ces caractéristiques sont très différentes de tout ce que j'ai pu voir du travail du verre (manuel et industriel) jusqu'à présent.
Image : Atelier George, Casse tête_Etoile.