
Entretien avec Manuel Diemer, artiste (Janv. 2016)
Manuel Fadat : Vous êtes Compagnon Verrier Européen (Cerfav) et Designer. Comment doit on vous qualifier ? Créateur, artisan, verrier, artiste, designer, maker ?
Manuel Diemer : Avant de me former aux techniques du verre à chaud j'ai suivi une formation de designer de produit à Strasbourg (bac STI arts appliqués, BTS design de produit et DSAA design de produit). C'est à la fin de mes études en design que j'ai décidé de m'inscrire au CERFAV pour acquérir un savoir faire spécifique et me perfectionner dans un domaine précis. Il me semble important de comprendre la matière pour pouvoir développer des projets cohérents et en adéquation avec les techniques de fabrication. Ma démarche est principalement basée sur l'expérimentation et la confrontation de différents matériaux. Je développe des objets fonctionnels, mais aussi des installations ou des dispositifs mettant en évidence le process de fabrication. Je ne saurais vraiment me définir, je pense être un petit peu tout cela à la fois.
MF : Vous combinez verre et technologies numériques dans vos créations. Tout d'abord, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots quelles sont les techniques que vous employez (pour la conception, comme pour la fabrication), et comment s'est opérée votre rencontre avec les technologies numériques ?
MD : La phase de conception débute toujours par l'utilisation d'un carnet de croquis, des logiciels de dessin vectoriel et de modélisation 3D. Vient ensuite la phase de prototypage ou de maquettage, qui s'effectue à l'aide de machines à commandes numériques (fraiseuse, découpe laser, imprimante 3D, ...) ou manuellement (tour à bois, tour de potier, modelage, façonnage du verre à chaud, ...). Je pense que la base de mon travail est l'utilisation de moules. Ces différents outils me permettent de générer (virtuellement ou matériellement) ces objets qui vont me permettre par la suite de réaliser les différentes pièces.
J'ai découvert les technologies numériques quand je suis entré en BTS, nous avions un petit atelier dans lequel se trouvait une fraiseuse à commande numérique. J'ai tout de suite été fasciné par cet outil et rapidement j'ai appris à l'utiliser (en passant par l'apprentissage de logiciels 3D) et à me l'approprier. Par la suite, j'ai choisi de traiter du sujet des machines à commandes numériques pour mon projet de DSAA. Je voyais en elles des outils permettant l'individuation. L'individuation étant la capacité d'un être à se distinguer d'un groupe ou d'une société dont il fait partie. Les machines à commandes numériques sont simples d'accès et offrent une flexibilité qui permet des variations quasi infinies. Chacun peut donc facilement les utiliser, se les approprier et développer des projets personnels.
MF : Dans votre travail, particulièrement, qu'est ce que ces technologies permettent, apportent, disent, informent (dimensions esthétiques, artistiques, formelles, plastiques, techniques) ? Hasard ? Nécessité ? Esprit du temps ? Constituent-elles des outils uniquement (il ne semble pas), ou sont-elles considérées aussi pour leur capacité à créer du sens, des affects, des messages ?
MD : Je pense qu'une certaine esthétique découle de l'utilisation de ces machines numériques. La modélisation 3D ancre déjà le projet dans un certain univers. Les formes sont fractales et décomposées en une multitude de facettes. Je travaille avec cette synthétisation formelle qui est propre à ces outils et qui découle d'algorythmes et de formules mathématiques. Pour le projet Isula, par exemple, j'ai utilisé un logiciel de stratification qui permet de décomposer une forme 3D par strates. Je pouvais ensuite découper mes différents strates, mises côte à côte, dans un panneau, puis réassembler ces strates une fois l'usinage terminé afin de recomposer l'objet initialement modélisé. Ce découpage par strate renvoie directement aux cartes topographiques ou aux maquettes d'architectures intégrant des reliefs.
Comme dit précédemment, mon travail se base principalement sur l'utilisation de moules. La question de la production sérielle m'intéresse. J'imagine des moules permettant de produire à chaque fois des formes différentes (par combustion par exemple, lorsque le verre à 1000°C rencontre le bois). L'aléatoire et la génération de formes automatiques est quelque chose que l'on retrouve dans l'univers du numérique, notament lorsque l'on utilise des logiciels paramétriques capables de générer une multitude de formes à partir de codes ou de paramètres. Les séries que je développent sont basées sur l'utilisation de constantes et de variables. Les constantes permettent d'inscrire les pièces dans un groupe (comme des individus dans une société), les variables rendent chacune de ces pièces unique et singulière.
MF : Plus généralement, que pouvez-vous dire au sujet de l'impact des nouvelles technologies dans la création et dans les créations en verre aujourd'hui ? De votre point de vue, que pensezvous que les nouvelles technologies peuvent « apporter » à la création en verre ?
MD : Ces technologies permettent d'élargir le champs de la création, elles facilitent certaines étapes dans le processus de conception et de fabrication et permettent donc un prototypage rapide. Les expériences peuvent ainsi être démultipliées aisément. Ce sont pour moi de vrais outils de recherches et de réflexion.
MF : Quelles sont, pour vous, les limites de l'utilisation des nouvelles technologies / technologies numériques dans l'art du verre aujourd'hui?
MD : Le verre offre déjà un très large champ d'action. Combinez-le avec la flexibilité des outils numériques et vous obtiendrez l'infini.
MF : L'utilisation des nouvelles technologies devrait-elle être accompagnée, selon vous, d'une réflexion critique sur les nouvelles technologies elles-mêmes en termes social, politiques, écologique, économique, etc. ?
MD : J'en suis convaincu. A partir du moment où "n'importe qui peut faire (presque) n'importe quoi", pour reprendre les mots de Neil Gershenfeld, une réflexion sur les enjeux socio politico écologico économiques est nécessaire. Mais ce genre de reflexion est déjà menée depuis quelques années. Je pense qu'avant toute chose une sensibilisation des utilisateurs d'outils numériques doit être effectuée, et c'est ce qui a lieu, il me semble, au sein des fablabs lors de la transmission et l'échanges de savoirs et de savoir-faire relatifs à ces outils.
MF : Peut-être pouvez-vous citer une ou des œuvres, expériences, pratiques, démarches, qui vous «touchent » plus particulièrement ?
MD : Le projet "the idea of a tree" du studio Misher'Traxler est un projet qui me parle. C'est un dispositif permettant de générer des formes en fonction du taux d'ensoleillement. Une lecture de l'objet est possible lorsqu'on l'observe et que l'on comprend le processus de fabrication.
Je pense qu'en règle générale je suis plus attaché au process qu'à l'objet finit. Des projets qui proposent une interaction entre l'homme et la machine (ou entre l'homme et l'homme) m'intéressent fortement. Je pense notament au projet de François Brument "vase#44" qui propose au visiteur de générer des formes à partir de sons. Un micro est placé face à un écran, lorsque l'on émet un son une forme numérique est générée en 3D. En répétant plusieurs fois l'action on comprend les différentes variables et leurs influences sur la forme. Les sons graves produisent des formes différentes des sons aigus, un son long génère une forme haute, etc... En comprenant le fonctionnement, le visiteur ne se contente plus de générer des formes aléatoires, mais peut utiliser ce dispositif comme un vrai outil de conception. Une fois satisfait de la forme générée à l'écran, il est possible de l'imprimer en 3D. Ce simple dispositif regroupe à la fois la découverte d'une technique, l'apprentissage, la familiarisation, la conception et la production dans un temps très court.
Image : Manuel Diemer, Isula.