Entretien avec Mathilde Caylou, artiste (Nov. 2015).

Entretien avec Mathilde Caylou, artiste (Nov. 2015).


MF : Me renseignant sur votre travail, pour de nombreuses raisons, nous avons échangé de façon sommaire et je vous ai demandé si vous utilisiez des procédés numériques pour la conception ou la fabrication de vos œuvres ou si vous l'envisagiez. Vous m'avez répondu la chose suivante : « J'ai déjà utilisé la photographie numérique pour un projet (La ligne bleue des Vosges), la vidéo (Erosion), et le dessin fait par ordinateur (In-ondes). A chaque fois le verre est présent, mais en fonction des projets, des idées, du but recherché j'utilise si besoin d'autres médiums-médias ». Je vous ai proposé, en conséquence, de nous faire part de vos réflexions, comme artiste, sur cette question, et vous avez accepté, ce dont nous vous remercions. Je vous repose la question dans un contexte différent. Utilisez-vous les technologies numériques et des nouveaux médias dans vos œuvres, et pouvez-vous décrire cette utilisation, quelle qu'elle soit ? En quoi cela vous intéresse t il d'intégrer ces technologies numériques ?

MC : Je ne transforme pas directement le verre grâce à des technologies contrôlées numériquement. Pour ainsi dire, pour employer votre terme, je « combine » le verre, les technologies numériques et les nouveaux médias dans mon travail, si le projet le nécessite. Je les utilise tous les jours pour la prise de vue des pièces, la constitution de dossiers, comme moyen de diffusion (ex site internet, réseau sociaux…), etc. Ces outils font partie de mon quotidien c’est donc naturellement qu’ils rentrent –si besoin- dans l’élaboration de mes projets et mon processus de création. J’élabore ce processus en ayant toujours comme objectif de mettre en forme au mieux l’idée, le propos qui anime ma volonté de création, le contenu conceptuel de mes sculptures et installations. Chacune de mes pièces est à la base une idée informelle, à laquelle je donne forme dans une réalité matérielle et plastique.

Une ligne directrice s’est construite petit à petit, un champ de questionnements et de recherches dans lequel chacune de mes pièces existe et apporte une particularité, un éclairage différent. Tous mes objets s’articulent entre eux et se complètent, dans une entité qui donne sens. Cette ligne directrice s’axe sur des questionnements liés au paysage, à l’environnement, à la manière dont l’homme façonne et transforme son milieu, à l’agriculture.

Tout cela pour dire que lorsque j’utilise dans mon travail les nouvelles technologies, c’est que cet usage se justifie dans la fabrication (en tant qu’outil) et/ou dans la forme finale (comme un matériau au même titre que le verre, plus seulement comme un moyen).

Un exemple avec l'oeuvre La ligne bleue des Vosges (Photographie numérique, 2011). L’idée était de créer une sculpture in-situ. Mais j’ai élaboré cette pièce hors de toute manifestation d’art en plein air, je devais donc trouver un moyen de faire exister l’œuvre et de la montrer hors de son environnement d’origine. La photographie numérique m’est apparue comme le moyen de monstration le plus adapté.

La ligne bleue des Vosges est un adage populaire qui désigne la ligne d’horizon dessinée par les Vosges aux limites de l’Alsace. La couleur bleue se manifeste souvent au-dessus de la chaîne de montagne, et dessine un halo se découpant sur les crêtes.

Pour mon projet, je souhaitais matérialiser une ligne d’horizon qui se superposait à celle des montagnes vosgiennes. J’ai choisi un emplacement dans la campagne alsacienne, en fonction de deux critères : offrir une vue dégagée sur les Vosges, exempte de pollution lumineuse générée par les axes routiers et les habitations et se situer sous une ligne électrique haute tension. Pour dessiner cette ligne j’ai suivi les reliefs du sol là où j’allais l’implanter. Avec des bandes de plâtre j’ai moulé la terre du champ sur une longueur de 6 mètres. Ces bandes plâtrées je les ai ensuite utilisées comme gabarit ; à la flamme du chalumeau j’ai déformé des tubes de verre en suivant le dessin produit par l’empreinte. Ces tubes, je les ai ensuite fait remplir d’argon et fermés aux deux extrémités d’électrodes chez un néoniste (principe de la lampe à décharge souvent appelée « néon »). J’ai ensuite installé ces tubes sous la ligne haute tension, là où j’avais moulé. La ligne qu’ils dessinent se superpose à la ligne d’horizon vosgienne. Le champ électrique généré par la ligne haute tension absorbé par mon objet suffit à faire fonctionner les tubes fluo, sans aucun branchement. A la tombée du jour, la ligne est lumineuse, d’une couleur bleue, et se superpose à la ligne d’horizon réelle. Comme deux champs superposés au sein de la même image.

La sculpture réagit à son environnement, ancrée au sol par son dessin, reliée au ciel par le champ électrique de la ligne THT. Je choisis de retranscrire cette installation par la photographie qui fera œuvre. La ligne bleue des Vosges fonctionne d’un point de vue, et quoi de mieux que la photographie pour parler de plan, de cadrage, de profondeur de champ.

En réponse à cette première question, donc, j’ai utilisé dans ce cas la photographie numérique comme outil répondant le mieux au projet, mais appartenant totalement au projet comme trace de cette installation éphémère et seul moyen d'en rendre compte et de la diffuser. Cette photographie est à la fois un document, à la fois moment de l'oeuvre, et à la fois œuvre en soi.

MF : Ces technologies génèrent elles des formes et des idées, les influencent-elles ? Où ne sont-elles qu'un outil au service de la création, intervenant comme un moment du processus ?

M.C : J’ai commencé à répondre partiellement à cette question dans la précédente. J’ai utilisé la photographie comme un outil. Il est légitimé sur le plan pratique mais également sur le plan conceptuel. Comme un outil « augmenté ». Une utilisation technique et idéologique.

Un autre exemple avec Erosion (vidéo). En 2014, j’ai été invitée à une exposition dont le thème était « Eau Solide ». Cette thématique a connecté dans mon imaginaire des idées qui flottaient dans mon esprit depuis quelques temps. L’analogie eau/verre, solide/liquide, réactions aux changements thermiques. L’action de l’eau dans la fabrication de l’environnement, l’érosion hydrique. La volonté de montrer le verre en fusion, le processus de fabrication du verre soufflé, faire œuvre avec ce moment où le verre est liquide et rougeoyant. Une envie de valoriser ce verre en fusion qui génère un champ poétique, visuel et conceptuel très vaste.

J’avais ces idées, ces désirs qui étaient présents, que je voulais mettre en forme, tout en restant fidèle à mes préoccupations liées au lieu. La vidéo était à mes yeux le seul moyen d’articuler tout ça. Le médium est apparu en premier. Puis à cette vidéo je lui ai donné un contenu en y articulant mes envies.

Erosion est une vidéo de 7 minutes qui retranscrit ce qui aurait pu être une performance. Le moulage d’un rocher vosgien érodé par l’eau est utilisé comme matrice pour souffler du verre. Le moule est en glace. Un choc thermique se produit, la glace fond et s’évapore, le verre craque et se fissure. La confrontation est violente, le verre en porte son empreinte, le caractère tellurique de la roche. Pendant une journée je souffle dans ce moule, jusqu’à ce que sa fonte le rende inutilisable.

Le verre chaud nécessitant un équipement technique lourd, je devais fixer l’action sur un support. Les pièces en verre soufflé ne sont pas montrables, trop abîmées par la violence de la rencontre avec la glace. Le moule n’existe plus, retourné à l’état liquide. L’œuvre finale est cette vidéo. Le verre est la matière qui met en forme mon idée, l’outil.

« In-Ondes » est une installation composée de rochers en cristal soufflé et d’un dessin numérique imprimé sur une bâche de forçage, utilisée dans la construction des serres de maraîchage. Les pièces en cristal s’inscrivent au centre d’un dessin de lignes qui forment une ondulation en suivant leurs contours. Les courbes concentriques évoquent une topographie, un tracé machinique comme celui que l’on peut trouver sur une carte IGN. Pour concevoir ce projet, je me suis inspirée des courbes de dénivelé qui signifient les hauteurs du relief d’un territoire. Les lignes sont tracées rigoureusement, leur trait est régulier, précis, mécanique. Seul le dessin fait par ordinateur pouvait m’apporter cette exactitude.

A chaque projet j’utilise une mise en œuvre différente pour rendre compte au plus près de l’envie d’origine. Plus j’aurai d’outils, de matières, de médiums à disposition, plus le champ créatif sera vaste.

MF : Que pouvez-vous dire au sujet de l'impact des nouvelles technologies dans la création et dans les créations en verre aujourd'hui ? Que pensez-vous que les nouvelles technologies peuvent « apporter » à la création en verre (dimensions esthétiques, artistiques, formelles, plastiques, etc.).

MC : Les nouvelles technologies font partie intégrante de notre société, c’est donc normal qu’elles soient utilisées et valorisées dans la création. Je vois l'artiste comme une éponge, un miroir de là où il vit. L’artiste absorbe et se sert de ce qui l’entoure, de ce qui est disponible pour élaborer ses projets. C’est dans le champ créatif que ces nouvelles technologies peuvent être expérimentées, testées, déviées, détournées, augmentées. C’est une rencontre naturelle, et nécessaire pour avancer. A mon sens les nouvelles technologies et la création en verre ne peuvent se marier que pour créer du positif et de l’innovation. Créer de nouvelles esthétiques, de nouvelles formes, dynamiques et interactives. Pour exemple les vidéos d’anticipation du Corning, où l’on voit les possibilités de ce matériau appliquées au quotidien (ex dans la domotique, en tant que paroi intelligente comme les verres qui repoussent les liquides, qui s’opacifient en fonction de la luminosité..). Le verre est un matériau très complexe et donc apte à créer de l’innovation.

De mon vécu, j’ai le sentiment que les nouvelles technologies participent au décloisonnement du verre artistique. Il est sorti de ses réseaux habituels spécialisés, de ses lieux traditionnels. Cela rejoint les observations actuelles constatant l’ouverture entre les différents milieux créatifs. Les frontières s’estompent entre l’art contemporain, les métiers d’art et le design. Les artistes non verriers utilisent de plus en plus ce matériau (ex. Mona Hatoum ou Tony Cragg), le verre est maintenant présent sur les foires d’art contemporain, et dans les grands musées et institutions. Il devient accessible, sûrement par le travail que font des structures comme le CIRVA de Marseille ou le CIAV de Meisenthal. Du coup les artistes et designers s’en emparent et y apportent de l’innovation par leur univers créatif et leurs outils.

MF : Quelles sont, pour vous, les limites de l'utilisation des nouvelles technologies / technologies numériques dans l'art du verre aujourd'hui?

MC : Le verre nécessitera toujours le travail de la main, une mise en œuvre complexe, un savoir-faire basé sur l’expérience et un long apprentissage. Les techniques numériques ne remplaceront pas la main, qui sait mieux s’adapter aux demandes particulières. Les techniques numériques sont un complément, un accompagnant qui enrichissent cette main. Spécifiquement dans le domaine de la création, où chaque projet est unique.

De plus la trace de la main est valorisée à notre époque. La notion de « pièce unique » connait un engouement ; la petite particularité, imperfection qui rend chaque objet unique, et de ce fait personnalisé.

MF : L'utilisation des nouvelles technologies devrait-elle être accompagnée, selon vous, d'une réflexion critique sur les nouvelles technologies elles-mêmes en termes social, politiques, écologique, économique, etc. ?

MC : Chaque phénomène est intéressant à analyser, surtout lorsqu’il prend de l’ampleur et est de plus en plus visible. Les nouvelles technologies sont utilisées fréquemment par les créatifs, dans de plus en plus de projets ; cela est forcément significatif d’une évolution sociétale.

L’étude de ces changements permet d’apporter une compréhension plus approfondie et complète des mutations en cours. C’est en comprenant le présent dans sa complexité que l’on peut ébaucher l’avenir. Un artiste doit se nourrir des réflexions de ses contemporains des domaines de la pensée pour pouvoir au mieux comprendre son environnement, et proposer des œuvres connectées avec le réel, innovantes et porteuses de sens.

MF : Peut-être pouvez-vous citer une ou des œuvres, expériences, pratiques, démarches, qui vous « touchent » plus particulièrement  ?

MC : J’apprécie énormément le travail d’Olafur Eliasson, qui est à mes yeux un des artistes contemporains le plus important. Son œuvre est très exigeante dans la forme, les finitions, le propos. Ses expositions sont une expérience visuelle, sensorielle, intellectuelle, dont on ressort avec un sentiment de plénitude. Sa recherche est liée à plusieurs domaines tels que la science, le design, et à la grande question de notre siècle, celle du changement climatique et ce qui s’en suit. Il utilise régulièrement le verre dans ses œuvres pour ses qualités plastiques. Une partie de son travail s’axe sur les structures cristallines, les jeux de lumière, sa diffusion, la transparence.

L’évènement « Glass is tomorow » articulé en plusieurs workshops a apporté au verre une belle énergie, un travail collectif, des partenariats entre verriers européen et créateurs en devenir. Un foisonnement de projets, d’expérimentations à différents endroits et moments. Une volonté créatrice vivante, une collaboration féconde qui a donné naissance à un panel d’objets extrêmement variés. Ce type d’événement est vital pour la création en verre. Et il y a enfin le cycle d’expositions Glasstress organisé par le Berengo Studio de Murano qui donne lieu à la fabrication d’œuvres en verre, et un nouveau souffle à la création verrière.

Image : In Ondes, Mathilde Caylou.