Entretien avec Philippe Garenc, Artiste, Cerfav Glass Fablab Manager (nov. 2014)

Entretien avec Philippe Garenc, Artiste, Cerfav Glass Fablab Manager (nov. 2014)


MF : Comme je  l’expliquais dans nos précédents échanges, nous avons engagé une recherche à propos des créations actuelles combinant le verre et les nouvelles technologies. Nous en sommes actuellement au tout début du projet. Lors de la première phase de la recherche, nous avons suivi des pistes, récolté des données, et ce dans plusieurs domaines connexes, dont les préoccupations sont parfois parentes, que nous avons listé comme suit : « verre » et « nouvelles technologies » ; « art du verre » et « nouvelles technologies » ; « design en verre » et « nouvelles technologies » ; « art numérique, médiatique et électronique » et « verre ». Comme je le mentionnais à Richard Meitner en premier lieu, que nous avons contacté pour un entretien également, non seulement pour son inscription dans les arts du verre, mais encore pour son implication dans un Master « Science and Glass Art » à la New University of Lisbon, au Portugal, l’idée est d’observer ce qu’il se produit des points de vue  esthétique, artistique, plastique, symbolique, quand des artistes choisissent de combiner ces deux champs et pourquoi ils les associent. Avant, bien sûr, d’ouvrir de nouvelles pistes. Il est entendu que de nombreuses questions s’ouvrent alors, qu’il faudra agencer, sur les rapports entre art et technologies, art et science, histoire du verre (qui se situe toujours entre art et science), usage du verre dans l’art et dans le design, particularités physico-chimiques du verre, l’intérêt des nouvelles technologies dans l’art ou le design du verre, et fonction des œuvres, des questions de sens, d’éthique, de discours pourquoi pas poétiques, sociaux, politiques, etc.

Si j’ai choisi de te contacter pour cette étude, c’est en tant qu’artiste plasticien, qui utilise entre autres le verre, mais aussi en tant qu’enseignant et chercheur, fab-manager du Cerfav Glass Fablab, qui navigue du côté des grandes mers des nouvelles technologies appliquées au verre et de la création en verre résultant de procédés numériques. La première question est fort simple et a pour but de constituer une base, définir le contexte de notre échange.  Comment se fait-il que tu te sois engagé, entre autres, de ce côté-là (nouvelles technologies appliquées au verre et de la création en verre résultant de procédés numériques) ? Un peu abruptement, s’agissait-il de trouver des « solutions », des « chemins de traverse » dans les arts du verre, de tenter de sortir de certains écueils et impasses constatés dans ce champ ?

PG : Tout jeune, j’ai passé pas mal d’heures à éplucher un gros manuel sur le langage informatique Basic afin de le copier, puis de le bidouiller. C’était passionnant : taper dans une langue autre des caractères sur le clavier d’un MO5 en espérant voir apparaître sur l’écran cathodique des résultantes plastiques. Cela marchait assez bien. Je n’arrivais toutefois pas à faire tout ce que j’imaginais. C’est ainsi qu’a commencé le dialogue avec la machine-outil, au fond, je crois. Les moyens se développant conjointement à mes recherches artistiques - fabuleux essor de la technologie que l’on connaît sur les 30 dernières années - je n’ai eu de cesse de revenir à ce clavier, à cet écran. Je me suis intéressé ensuite aux périphériques  qui permettent de sortir de cette boucle, manière de jouir du plein potentiel de ce virtuel. D’abord avec l’imprimante couleur couplée à Photoshop, puis avec le son et le célèbre logiciel MAX-MSP pour des installations sonores interactives. Je n’ai jamais été très doué en mathématique comme en logique. Du coup, je m’en suis éloigné après un diplôme supérieur en création multimédia à l’Université Toulouse-Le Mirail. J’ai repris un temps le chemin du pinceau. J’ai vite constaté que ces périphériques me manquaient de temps à autre pour ce qu’ils ont d’impersonnel dans leurs factures. Alors, par coïncidence, j’y suis revenu quand j’ai intégré le cursus de formation longue au Cerfav (Centre européen de recherche et de formation aux arts du verre) : en effet, c’était la première année où l’on dispensait des cours de modélisation 3D. Ça a fait ricochet sur ce que j’avais appris à l’université et à l’école d’art. Je me suis mis à modeler virtuellement des formes très simples. Je trouvais là un espace ouvert, vide, à utiliser pour des mises en forme et des mises en lumières. Un vrai studio. J’ai bâti là des lieux imaginaires. J’en ai tiré des images, et je suis revenu par-là à mes recherches de peintre : comment faire passer le geste au second plan, laisser s’effacer la main, utiliser des données externes pour insuffler du vivant à l’œuvre ? Comment profiter d’un outil et de ce qu’il peut faire ? Je crois que j’ai été attiré par ces nouveaux médias en général parce que je trouvais là une communauté de personnes qui aimait expérimenter. Ces nouvelles scènes alternatives me permettaient aussi de rêver un milieu artistique autre que celui installé et plus conventionnel. On pouvait vraiment se poser la question de l’existence de nouvelles formes de sensations en quelques sortes.

Tout cela a bien évolué depuis et est rentré un peu plus dans les standards de l’art contemporain. Mais, même à l’ère de la médiatisation massive du numérique, les arts digitaux restent encore en marge du courant dominant des arts visuels. Pour revenir à ce que le modelage 3D m’apportait, c’était vraiment un espace de création ouvert en parallèle d’une formation technique dans les arts verriers. J’ai vite progressé. C’était très frustrant en tout cas de voir ces volumes juste sur l’écran. Et puis en 2009, au moment de mon intégration à l’équipe de formateurs au Cerfav en tant qu’enseignant en arts appliqués, la France a vécu le grand déferlement des technologies d’impression d’objets en 3D. Des entreprises sollicitaient la cellule « Recherches » du Cerfav pour des essais dans la filière Verre. C’est assez rapidement que je me suis vu confié par Denis Garcia, friand de ces nouvelles expérimentations et curieux d'en connaître l'intérêt pour la filière artisanale du verre, la possibilité de modeler un fichier.STL pour lancer un test d’impression 3D cire sur une machine à 80 000 €.

Ces machines sont de plus en plus utilisées dans la bijouterie pour produire d’après des géométries virtuelles des cires pour de la fonderie de métaux précieux haute définition. C’est là que la transversalité entre arts verriers traditionnels et nouvelles technologies (nouveaux métiers aussi) commença vraiment à opérer. J’ai modelé alors une toute petite architecture qui tient dans la main en essayant de pousser la matière à ce qu’elle pouvait faire de plus fin dans les conditions d’un coulage par gravité au four dans un moule à la cire perdue. Ce qui était vraiment intéressant, c’était que le processus de fabrication de la cire en machine, strate par strate, permettait d’insérer des tas de détails à l'intérieur de la forme et de les disposer de manière à ce que l’écoulement soit optimum. Il faut imaginer que cette technologie peut déposer des couches de 35 microns. Imaginez la finesse… Voilà donc vraiment l’expérience qui a ouvert la brèche ou plutôt marié les deux univers. Cette technologie était très coûteuse à l’époque (4 fois moins maintenant) et j’ai cherché du coup d’autres pistes pour pouvoir développer ces géométries informatiques dans le monde palpable des objets d’art.  J’ai fait aussi en 2009 une rencontre déterminante avec un ingénieur aéronautique bricoleur, ce qui a eu pour effet de me rapprocher pratiquement des machines-outils pour la conception et la fabrication assistées par ordinateur.

Après plusieurs projets partagés aussi bien dans le champ du moulage pour le verre que pour la céramique, j’ai pu mettre au point un procédé rapide et peu onéreux pour la production de moules en plâtre.  Cette trouvaille est très vite venue impacter la recherche menée au sein du Pôle d’Innovation avec l’impression 3D cire évoquée plus haut. Nous avions là des possibilités accrues parce que moins chères. La seule chose qui me manquait, c’était la même machine que mon ingénieur, c’est-à-dire une fraiseuse 3 axes. Ce fut chose faite au Cerfav grâce à une aide. J’ai pu donc librement expérimenter, après avoir passé la barre des « plantages » qui me valaient la risée des collègues, les possibles passages du fichier numérique à l’objet en verre. J’enfilais par là aussi un autre rôle, proche du bureau d’étude dans la manufacture, dessinateur corollaire au travail du verre et particulièrement ici avec le verre soufflé et moulé. Je me délecte encore aujourd’hui de cet échange fourni avec un maître verrier. Un véritable échange nourrissant s’est installé et nous produisons par-là de l’unique. Bien loin de nous la production de masse : nous pouvons en retirer les modèles pour les adapter au travail plus précieux de l’artisan. Pour synthétiser, c’est donc à la fois par jeu avec les médias existants, par découverte de nouveaux moyens de produire, par implication professionnelle au sein de la filière des TPE du verre que j’ai tissé des passerelles entre le virtuel et le réel. C’est bien je pense mon profil de plasticien, « soiffard » de faire et de toucher, qui me tient dans cette balance. Je suis fier aujourd’hui de voir que l’avènement d’un fablab au Cerfav a permis aux projets de la structure de s’ouvrir encore aux milieux variés de la création contemporaine. Par retour, notre spécificité verrière nous aide à nous démarquer. L’important au fond, c’est le dessin et sa mise en forme. Les octets eux, nous font gagner du temps.

MF : On sent bien comment tout s’articule, et d’une certaine façon, même si l’on pourrait presque croire que tu écris que le hasard a bien fait les choses, j’aurais tendance à penser que tu as réussi à provoquer cette situation qui te place d’ailleurs dans un mouvement, une dynamique, un courant qui traverse les arts du verre, les manières de faire, la création actuelle élargie : non seulement l’intégration de processus numériques dans les créations, mais encore une façon de « produire » et de « créer » qui tient compte des potentiels de ces technologies, qui tente de les intégrer comme intrinsèques à la création (et pas tout à fait seulement comme moyen), et qui soulève d’autres questionnements relatifs à la culture digitale, qui se rapproche des « makers », du do it yourself, du partage des données, d’un certain état d’esprit collectif, communautaire, d’une création qui n’a pas peur d’affirmer qu’elle est le fruit réflexion de type ingénierique qui, de plus, s’intéresse à la question de l’énergie, des ressources, etc. Si je ne me trompe pas.

En revanche, je sais de toi que les questions processuelles, formelles, plastiques, ont autant d’importance que les questions sensibles, affectives, symboliques. Tu produis des images et pas seulement des formes qui seraient la résultante d’une réflexion sur l’ontologie ou la façon d’utiliser les techniques, quand bien même ces technologies, pensées comme « langage », tu cherches à les faire bégayer comme le poète fait bégayer la langue, ce qui serait son « rôle », selon Stiegler, qui le tient de Deleuze, je crois.

Alors oui, en effet, pour nous même comme pour le lecteur, j’y pense, il peut être intéressant de restituer certaines de ces dites technologies, c’est-à-dire entre autres, tu me corrigeras si nécessaire, le prototypage numérique (captures de données et modélisation informatiques) et l’impression 3D de moules (je sais que Markus Kayser et une équipe travaille sur la première imprimante 3D utilisant du verre chaud, mais c’est en cours), les différentes techniques que l’on trouve dans le livre de Vanessa Cutler New technologies in glass, contrôlées par ordinateur : fraiseuses et machines multi-axes, découpage au jet d’eau, découpage et gravure au laser, découpes de vinyle pour graver des formes ou des images sur verre, etc.

Ce qui m’intéresse, c’est de penser tout cela avec toi, en tant qu’artiste, enseignant, observateur, chercheur. Dans ma première question, je te demandais si pour toi, quand tu t’intéressais à ces technologies, c’était pour trouver des « solutions », des « chemins de traverse », pour tenter de sortir de certains écueils et impasses constatés dans le champ des arts du verre ? Ce n’est pas simple, alors je passe par d’autres voies, et je te livre ci-après les questions qui sont en suspens, je crois, chez quiconque s’interroge sur le rapport entre arts du verre et nouvelles technologies : au-delà de ces techniques, et des sophistications et améliorations qu’elles permettent (tu dis toi-même « L’important au fond, c’est le dessin et sa mise en forme. Les octets eux, nous font gagner du temps »), quels sont les « chemins » qui sont ouverts en termes artistiques, poïétiques, plastiques ? Est-ce que ce sont des « dynamiques » qui sont activées et dont les possibles sont à venir, et en ce sens c’est le caractère expérimental qui est important, le caractère de recherche, d’autant plus si cela s’intègre à une certaine culture digitale (celle du partage, du do it yourself, du faire collectif, du bricolage) ? Est-ce que tu observes des usages des nouvelles technologies qui aboutissent à des œuvres singulières, autres, d’autres façons de traiter les sujets qui parcourent la création ? Ou finalement on en revient au débat initial, « la technique, c’est la technique », et certes elle informe car elle est une question de choix, d’usage, de maîtrise, de manière de faire et de sentir, qu’elle peut parler de son temps, mais qu’au final la seule question c’est « qui » en fait « quoi » et comment (et il faut revenir au « cas par cas », « artiste par artiste ») ? Et je dis cela en toute conscience du fait que certains artistes se servent de technologies parce qu’elles répondent à leurs attentes et que d’autres fouillent au milieu des possibilités offertes par les techniques… lorsque tout ça n’est pas relié.

PG : « L’étant-donné ». Je crois que cette réponse conviendrait. Je pense avoir déjà parlé de cette notion dans un texte avec toi. Oui, je repense à cette base. Je suis en train de lire un petit ouvrage sur les carnets d’atelier de Fabienne Verdier. Cette française qui a étudié plus de dix ans en Chine la calligraphie et la peinture chinoises classiques. Ce livre étudie en lecture comparée l’histoire des arts, la peinture flamande du XVème siècle et la peinture extrême orientale sous l’œil et dans le cœur d’une artiste formée au modernisme. En regardant cette étude, on aperçoit l’absolue complexité du monde des idées et des arts au début de la Renaissance. Des progrès technologiques ont permis un fabuleux bon dans la représentation. Tout cela est magistralement assemblé par le maître si bien qu’il faut s’armer de patience et de finesse pour en déceler tous les signes.

Dans la création numérique aujourd’hui largement connectée en réseau, la base des informations est une source véritable de genèse. Le champ des données numériques est un immense champ pétrolifère où il suffit de savoir forer, brancher et pomper. Une fois ces données captées, poussées à l'émergence ou l’affleurement dans le regard, il s’agit pour le producteur d’organiser ce flot, de le porter à la circulation.

Ce que je veux dire par là, c’est que la culture numérique se noue fortement aujourd’hui à la culture artistique.  Le rôle d’un artiste aujourd'hui pourrait être celui qui prend de la hauteur, de la distance, qui re-traite le flot des données informatiques. C’est important. C’est important aussi de citer Jeremy Rifkin pour amorcer le dialogue sur la révolution industrielle que nous vivons, post-industrielle, transitoire état vers une économie d’urgence. Et nous connaissons l’impact des révolutions sur les arts en général.

Il faudrait aussi parler du protocole. Je veux dire par là, l’importance qui est donnée au processus dans la fabrication de l’œuvre. Une espèce d’opération à cœur ouvert. Cela fait fortement appel à la conceptualisation. L’œuvre est pensée comme un ensemble complexe de données non-homogènes, difficilement canalisables, qu’il s’agit alors d’arranger à des fins esthétiques. Je crois que c’est la chose qui m’a amené à parler de l’étant-donné plus haut. Laisser œuvrer la matière, le temps, un instant.

MF : Pourrais-tu citer une œuvre, ou le travail d’un artiste ?

PG : Le mien ?

MF : C’est juste (rire) ! Enfin, la part critique. Quels sont selon toi, les écueils, les croyances, les fantasmes, les « épouvantails » comme tu les nommes, qui planent autour de l’usage de ces nouvelles technologies dans les arts du verre ? Les nouvelles technologies, le numérique, etc. ça pose des questions importantes, de perte et de gain, comme pour toute technique dans l’histoire de l’humanité, mais aussi, aujourd’hui de monopole, de marketing, d’énergie, d’accès, de ressources, soit des questions d’écologie d’environnement, d’économie, de conditions socio-culturelles, socio-politiques et finalement de domination et d’émancipation… dans ce sens-là, utiliser ces « nouvelles technologies » (ces outils de production) n’implique-t-il pas de se poser aussi ces questions ?

PG : Il y a dans les problématiques que tu évoques une mise en évidence que cette chose qu’est le numérique nous dépasse. Elle nous fait peur. Elle est objet de désir. Pour le reste, je renvoie à ma première réponse.

MF : Il faut donc, pour toi, simplement laisser mûrir, créer des conditions de possibilités, être dans le faire, poser toutes les problématiques, les laisser « ouvertes », et attendre ? Veux-tu rajouter quelque chose « à chaud » sur les rapports entre verre et nouvelles technologies ? Limites, question d’accessibilité, aventures artistiques ?

PG : Oui, poser les problématiques, les laisser ouvertes, et rester curieux. Par ailleurs, en termes d’aventures, nous portons au Cerfav un projet commun avec La Nouvelle Fabrique, l'entreprise Popyrepro et le studio de design Inflexion qui a pour objet la mise en place à Pantin pour la rentrée 2015 d'une plateforme dédiée à la création, la fabrication et la diffusion. Le projet se nomme les ARTS CODéS. C'est une véritable chance qui pourra être offerte là aux questions théoriques et pratiques quant aux rapports que peuvent entretenir le verre et les nouvelles technologies. Comme on voit souvent sur le WWW, les seules limites sont celles de notre imagination. Ce sera en tout cas véritablement un espace de mixité... Merci encore pour le temps précieux que tu offres à notre Histoire.

Photo : Philippe Garenc, Casita, 2013.