
Selma Lepart / Conscience sous-jacente, vie indépendante
Selma Lepart, comment te définirais-tu ? Plasticienne, sculptrice, chercheuse ?
Je suis en premier lieu artiste plasticienne. Je crée des installations intervenant dans un espace physique et tangible. J'ai commencé un cursus doctoral de recherche par la création et pour la création. Depuis peu, les deux se télescopent avec plus de facilité.
Quelles sont les grandes dynamiques et problématiques de ton travail ? Les matériaux y ont une part importante (ferrofluides, des métaux à mémoire de forme, des polymères à mémoire de forme ou électro-actifs, des hydrophobes, des oléophobes, de la microfluidique, piezo et supraconducteurs). Peux-tu nous en dire plus ?
À travers mes travaux, Mercure Noir et R.E.D. j’ai cherché à donner une dimension émotionnelle à des objets apparemment amorphes. Ces objets interactifs capables de se mouvoir grâce au déplacement de leur matière, donnent au public la sensation d’un conscience sous-jacente et d’une vie indépendante de sa présence dans le lieu d’exposition. Tout se passe comme si les œuvres continuaient à appréhender le monde même lorsque personne n’est présent pour les regarder.
Ce que je cherche aujourd'hui à créer ce sont des œuvres autonomes capable d'évoluer et d'être en mesure de s'extraire de leur condition en remettant, par exemple, en question la notion d'auteur. Je me concentre particulièrement sur les matériaux dits responsive, car ils sont porteurs d'une capacité expressive durant la modification de leur état. Ce sont aussi des matériaux qui contrairement aux pièces de mécanique rigide et aux systèmes de motorisation demandent à leur utilisateur une certaine forme de lâché-prise dans leur manipulation. Ses matériaux répondent à des problématiques spécifiques et obligent la personne qui les manipule à sortir de son champ de pensée habituelle. Leurs mouvements ont également la particularité de générer des ressemblances souvent biomorphiques (végétale ou animale) Aussi ce sont des matériaux qui sont à la croisée du lowtech et du hightech. Résolument wildtech comme dirait Emmanuel Grimaud. J'ai tendance à trouver cela réconfortant.
Y-a-t-il des œuvres clés d'autres artistes ou de chercheurs qui te semblent constitutives de ta pratique ?
En ce qui concerne l'art, je me souviens que les premières œuvres contemporaines dont le travail m'a plu et qui avant même de commencer mes études artistiques ont eu un effet sur ma motivation à m'engager dans cette voie, ce sont les œuvres de Sarah Sze. J'avais un peu oublié jusqu'à aujourd'hui cette impulsion, mais il est vrai que même en ayant un travail plutôt éloigné du sien il y a aujourd'hui plusieurs aspects qui résonnent. Il est drôle de voir qu'à l'époque, je n'accordais aucune importance au fait que ce soit une jeune femme artiste. Je n'avais pas conscience de leur rareté. D'ailleurs je n'ai jamais mieux pris conscience de ce fait que depuis que je fais de la recherche. Aujourd'hui, en m'impliquant dans un travail plus théorique, je reviens, je ré-analyse ces premières impulsions avec plus d'attention. Une autre œuvres dont je ne me lasse pas, c'est le cours des choses de Peter Fischli et David Weiss. Caractère éphémère, réaction en chaîne, mouvements, interférences... Tout ce qui produit du sens dans mon esprit.
Il y a aussi l'oeuvre de Tino Sehgal : Ann Lee pour tout son parcours de création.
Pour ce qui est de la recherche, je suis grandement intéressée par le travail d'emmanuel Grimaud et le concept qu'il développe sous le nom de wildtech. Il y a aussi Dominique Peysson et son travail de recherche sur les matières émergentes, (matière que j'utilise déjà depuis quelques années dans le développement de mon travail artistique). Et aussi outre-Atlantique:Hod Lipson, qui à le bon goût de signer ou de co-signer une grande partie des publications qui font sens pour moi.
Quelle part politique dans tes travaux ? Dans quelle mesure et à quel sujet ?
Cette question est réellement d'actualité pour moi. Si dans le passé, je ne me suis jamais souciée de la question politique, étant constamment concentrée sur des problématiques de production et de monstration, il me semble aujourd'hui que mon travail aborde de plus en plus les questions d'écosystème et crée des parallèles forts avec les questions de société et de politique. Surtout les problématiques écologiques, mais aussi toutes les fragilités capables de déconstruire un système qu'il soit simple ou complexe. En parallèle, je me soucie de plus en plus de la façon dont le public intercepte une pensée artistique. Je pense que cela est dû à la nécessité grandissante de partager du savoir. Ce sont des raisonnements en cours auxquels j'espère trouver des réponses sous peu.
Notions de vie, perception, chaos et entropie
Les technologies peuvent elles être porteuses de vie ou en attester ? A contrario, peuvent elles être porteuses de mort et si oui, cette pulsion peut elle émaner d'elles mêmes et ne pas être programmée par l'artiste (c’est-à-dire toi) ? Les technologies peuvent elles porter leur propre fin ?
L'un des plus grands fantasmes de l'histoire de toutes créations est celui qui prédît que si l'homme crée une nouvelle forme de « vie », celle-ci lui échappera immanquablement et, assurément, elle détruira l'humanité. Notre période est propice à nourrir cette idée selon laquelle l'évolution des sciences et de la technique permettrade donner vie à un objet inanimé. Mais on part du principe que l'on sait ce qu'est le vivant alors qu'il n'y a toujours pas de définition de celui-ci. Je ne suis pas certaine que l'on ne soit jamais capable de créer des formes de vie technologiques. Ou qu'une technologie (autre que biotechnologie) ne soit pas en mesure d'évoluer comme une forme de vie. Ce qui est sur, c'est qu'il est facile de faire croire qu'il y a interaction là où il n'y a rien. « Mercure noir » montre bien finalement que si l'on joue avec l'auto-centrisme du public, celui-ci se met à penser que l'œuvre dipose de capacités décisionnelles. Cela fonctionne d'autant mieux quand il y a un sentiment d'exclusion.
Ce qui me motive dans ma recherche, c'est la quête. Je suis à la recherche d'un Graal hypothétique. Je n'en connais ni la forme, ni l'utilité, ni le pouvoir, mais… je cherche. Un des axes de ma recherche est de savoir ce qui peut délimiter cette notion de « vie » et, pour le coup, quoi de mieux que de définir la notion de mort ? Dissocier celle-ci de la panne ou du dysfonctionnement. En fait, j'ai souvent l'impression que cette notion doit arriver en amont.
Empires autonomes
Les soft robotics (« matériaux adaptatifs ») comme point de départ, pourquoi ?
Si la technologie a contribué à de rapides avancées dans les recherches en robotique, en physique, en chimie, en biologie, il reste qu'elle n'est pas une scène de représentation, mais un environnement dans lequel nous sommes plongés sans recul, aujourd'hui si vaste qu'il ne nous permet pas d'avoir une vision d'ensemble des changements qu'il implique déjà depuis bien longtemps. Cet écosystème technologique, nous donne à croire que nous sommes ou deviendrons tout-puissants, capables de contrôler notre environnement. Le choix de la soft robotique pour "Empires Autonomes" c'est déjà le choix de mettre un énorme coup de frein. Utiliser une contrainte forte et travailler sur une autre temporalité. En utilisant des « matériaux adaptatifs », des structures dynamiques et des principes de constructions cinétiques ou modulaires, j'espère pouvoir retrouver ou recréer un ou plusieurs traits caractéristiques des systèmes vivants. Les matériaux et matières que je souhaite utiliser ont pour la plupart une capacité à répondre à des stimuli mécaniques, physiques ou chimiques.
L'idée est ensuite d'inventer des règles de départ, dans lesquellesses élements/matières/formes/structures seront capables d'explorer leur environnement et de s'y adapter. Il y a beaucoup à inventer et plusieurs pistes à explorer. Le but ultime étant que ses formes, à défaut de savoir comment les nommer pour le moment, soient en mesure de suffisamment évoluer pour se détacher de leur auteur. Reste à savoir ce que cela signifie. L'œuvre d'art qui n'en est plus une, l'objet inanimé qui s'anime et se transforme de manière imprédictible, la forme qui finit par agir selon des règles qui lui sont propres, sélectionnées par elle et pour elle en fonction de ses besoins et de sa propre histoire. Deux formes identiques pourront alors évoluer de manières totalement différentes en fonction du lieu dans lequel elles évoluent et des interactions auxquelles elles sont soumises
Et le public ? Quelle place lui accordes-tu ? Quelle responsabilité et quelles attentes ou interactions vis-à-vis des objets ?
La question du public est en train de se modifier dans mon travail. Habituellement, je passe un an ou deux ans à créer mes œuvres. Ce sont souvent des œuvres interactives, c'est-à-dire qu'elles réagissent à leur environnement et donc au public. Mais le temps de création long fait que je n'intègre pas la notion de public pourtant nécessaire pour activer l'œuvre dans cette période. C'est dans la phase d'exposition que le public est intégré. Et j'avoue que j'aimerais être en mesure d'intégrer le public parfois plus en amont. Les intégrer dans cette phase de réflexion, de recherche, de test...